EMPTY SPACES
Un seul mot pour décrire l’absence de quelque chose, le néant, la vacuité, l’inanité, le manque, l’abîme, le rien, le chaos. Parfait exemple de l’extraordinaire polysémie des mots dans la langue française, la notion de vide y occupe une place importante, de la science à la psychologie en passant par l’art et la philosophie. Selon les Grecs anciens, le vide faisait même l’objet d’une personnification préexistant à la création en la figure de la déesse Nyx. Dans la mythologie, Nyx, la nuit, et son frère Érèbe, les Ténèbres, furent les premières divinités issues du Chaos primordial. La Nuit joue le rôle de matrice du monde et le vide contiendrait donc l’ambivalence des choses. Il remet en question notre notion d’espace, nous renvoie à la contradiction philosophique entre ce qui est et ce qui n’est pas ou ce qui ne naît pas et par sa complémentarité au plein, nous rappelle les règles de l’art. Cette polysémie, presque intraductible, a fait l’objet de mon intérêt, je l’ai explorée tout au long de mon travail sous différents angles pour la réinterpréter à travers le prisme de mes émotions.
En sciences, l’admission du vide dans la nature agitera fortement les milieux savants jusqu’à aboutir au fameux principe d’Aristote qui lui-même niait l’existence du vide : « natura abhorret vacuum », la nature a horreur du vide et s’empresse de le remplir. Nous avons tendance à définir le vide comme ce qui reste dans le verre après qu’on en ait tout extrait. Or si le vide existe, il n’est pas rien mais quelque chose qui ne doit pas être enlevé au risque d’être réduit à néant qu’il n’est pas puisqu’il est quelque chose. Pour faire le vide, il faut tout enlever sauf le vide.
Dans son livre sur la relativité, Einstein consacrera une partie au problème de l’espace : il y nie le vide ou plutôt l’existence d’un espace vide de champ. Les objets physiques ont une « étendue spatiale ». De la sorte, le concept d’« espace vide » perd son sens. Depuis peu nous savons que l’espace-temps, la trame même du monde dans lequel nous vivons, est un contenant élastique, susceptible d’onduler. Au cours de leur trajet, les ondes gravitationnelles secouent l’espace-temps, ce qui aurait pour effet de modifier brièvement la distance séparant deux points dans l’espace et la notion d’espace elle-même.
En philosophie, la notion de vide est intimement liée à la notion d’être. Le vide est l’absence d’être. Parménide disait « l’être est, le non-être n’est pas ». Platon, quant à lui, pensait que le vide n’existait qu’à l’extérieur de l’Être, ce dernier étant plein. La théorie de Sartre, expliquée dans l’Etre et le Néant, se résume comme ceci : « l’existence individuelle précède l’essence individuelle ». « L’être pour soi », c’est à dire l’homme conscient de son existence, de sa liberté et de sa propre conscience reste néanmoins incomplet, en construction. Et c’est cette incomplétude qui définit l’homme. Puisque le pour-soi n’a pas d’essence prédéterminée, il est forcé de se créer à partir du néant. Et grâce à la conscience de ne pas être, l’homme devient ce qu’il est : un néant, entièrement libre dans le monde, une toile vierge sur laquelle tout est à créer.
Dans la création, le travail de l’homo faber s’enracine à travers ce couple imaginaire « plein-vide ». Avant toute fabrication, l’homme imaginant projette sur les matériaux les finalités qu’il veut leur donner. Il invente une forme de matière susceptible de recevoir l’intangibilité du vide. Les vases sont faits d’argile mais leur utilité n’est que par l’existence du vide. Et techniquement, sans ce vide, le pot de terre exploserait à la cuisson. La plupart des formes d’art qui travaillent la matière reposent sur ce jeu réciproque du plein et du vide. Ce n’est donc pas la matière, mais la forme elle-même qui devient pleine ou vide. La technique transforme l’excès de matière, de plein, en vide potentiel susceptible d’accepter la forme. Cette condition est à la base même de tous les arts plastiques, l’architecture, le graphisme, les arts textiles qui sont à la fois des arts du vide et du plein.
Bien sûr, sous un angle psychologique, le vide évoque la peur, nous avons tous des peurs, à commencer par celles de ne pas être et de ne pas exister. Celles-là mêmes qui nous empêchent trop souvent de dire non pour ne pas déplaire ou encore qui nous pousse parfois à adopter des comportements pathétiques et incohérents pour exister par procuration dans un monde virtuel. Les nouvelles technologies, initialement au service de l’homme ont fini par conditionner les relations humaines. L’hyperactivité technologique, les avatars, les intelligences artificielles et autres assistances vocales informatisées font naître des solitudes hypermodernes qui révèlent un autre mal de notre temps: la peur de la solitude.
Or à force de ne pas oser affronter nos peurs et de les fuir, nous fuyons en même temps toute une palette d’émotions pour atteindre une perfection qui n’existe pas, une grande Belezza. Ce refus des émotions est une sorte de mauvaise foi de la conscience collective et qui génère de l’anxiété. Pourtant la responsabilité, quand elle ne fait pas l’objet d’une phobie, est sans doute une des solutions les plus évidentes apportées par la psychologie moderne. Nous avons le choix, nous sommes libres, tout est dans l’interprétation et dans le pouvoir de l’intention.
En l’occurrence, les sagesses orientales le savent depuis longtemps, le vide est au cœur de toutes choses, comme une entité régulatrice qui y insufflerait un espace animé. Tirée de la philosophie indienne Astika, les mots de Nisargadatta Maharaj disent ceci : « Libérez-vous de la forme et du nom, du désir et de la peur qu’ils créent, que reste-t-il ? –« Le néant ». -Oui, le vide. Mais le vide est plein à ras bords. C’est la potentialité éternelle, comme la conscience est l’éternel présent. » Et comme des profondeurs, on ne peut que remonter en poussant sur ses pieds, le vide – entendez ici le rien, l’ennui, le silence, la vacuité – s’il devient une peur, n’est en fait qu’une perception tronquée comme une illusion d’optique. L’autre réalité serait de le voir comme un champ de possibles.
Des lieux pour être seuls, c’est ce qui nous manque, des lieux où résonne le son du vide. Ce sont les grands espaces qui calment l’esprit, les lieux abandonnés d’où émane une poésie singulière, les places noires de monde dont on ne peut s’extraire que par la force de l’imagination. Du temps pour ne rien faire, c’est aussi ce qui nous manque. Du temps pour réfléchir, pour pouvoir questionner nos croyances. Pour se souvenir des traditions, de nos origines, de ce que nos ancêtres nous ont enseigné. Du temps pour sentir le temps qui passe, vivre l’ennui et apprivoiser la solitude. Savoir ne rien faire est un plaisir oublié. Eprouver la douceur de vivre ne sera peut-être bientôt plus qu’une aptitude qui nous laissait autrefois une respiration pour appréhender le monde. Aurait-on peur d’affronter le silence et d’écouter le métronome de notre libre-arbitre?
– Delphine Buysse –